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Une parenthèse pour écrire

Où es-tu, mon Fils ?

 

 

Jeudi 15 août 2013. La fête est finie, les invités sont partis.

Ses 40 ans, il voulait les fêter à son image : simplement. Fidèle en amitié, Stéphane avait choisi ses amis au fil des années et des rencontres, il les appelait ses frères et sœurs de cœur. Par le respect, la confiance, l’authenticité qu’il dégageait, chacun d’eux avait réussi à apprivoiser le magnifique jeune homme qu’il était devenu.

Son mètre quatre vingt dix, invitait, il est vrai, plus au rapprochement qu’à l’altercation. De son teint halé émanait une beauté virile, renforcée par une barbe naissante, entretenue au quotidien. Il n’aimait pas paraître mais faisait preuve d’une élégance raffinée. Sa garde robe, ses innombrables paires de chaussures, seul luxe qu’il s’offrait, au vu de ses revenus conséquents, le lui permettaient.

On ne lui connaissait pas de petite amie, quelques relations sans lendemain agrémentaient sa vie. Sa profession et ses amis lui suffisaient et comblaient pour l’instant, le grand vide de son enfance. Était-ce par protection inconsciente ?  Nul ne pouvait le dire et surtout pas lui.

Avec son assentiment, le cadeau de ses camarades, était la préparation de son anniversaire. Le connaissant bien, chacun s’était chargé d’une tâche bien définie. Après concertation, l’un des deux couples avait commandé le gâteau et fourni sa décoration, l’autre s’était chargé de la mise en place et la décoration de la table. Les trois célibataires avaient fait les courses et contacté le traiteur.

Il fallait que la fête soit une totale réussite et comble toutes ses attentes, sachant pertinemment que pour Stéphane le plus important serait d’être avec eux.

Lys blancs et gypsophiles, ses fleurs préférées, réminiscence de sa communion, trônaient dans un vase en cristal au centre de table. Le service de table « design » de couleur verte, disposé sur des sets marrons assortis aux tentures attendaient les mets. Le traiteur les avait livrés en fin d’après midi : toasts de foie gras et figues séchées, financière et bouchées à la reine, fromage de chèvre, salade de mâches et pissenlits. Un rosé de Provence, eau plate et eau gazeuse accompagneraient les agapes.

En fond sonore, Jean Jacques Goldman, l’inégalable comme il le définissait, son modèle. Le seul à ses yeux qui ait su privilégier l’être au paraître. Compagnon de toutes ses pérégrinations, le chanteur occuperait discrètement l’espace.

D’un commun accord, ils étaient convenus de clore le repas par une magnifique et ultime surprise, témoignage concret, s’il en était besoin de la profonde connaissance qu’ils avaient de leur cher ami.

Reporter animalier de profession pour le magazine « Nature et Liberté », Stéphane avait parcouru continents et océans et en avait ramené de très beaux sujets et des photos magnifiquement mises en valeur. Ses compères s’en étaient inspirés pour rendre hommage à ce globe-trotter.

Rappelant ses innombrables périples, un planisphère agrémentait l’entremet. Répondant à leur attente, le pâtissier avait réalisé une véritable prouesse, continents nougatines, océans et mers en crème chiboust meringuée bleue lagon, divers animaux miniatures disséminés sur leur lieu de vie respectif : tout y était. Quatre bougies cierges consumées, rappel des décennies passées, avaient été soufflées et attendaient, éparses, leur sort prochain.

Tous ces moments, il va les imprimer dans sa mémoire. Il en a apprécié chaque minute et en retiendra, la profonde affection et l’estime dont ses chers amis ont fait preuve à son égard et le lui ont démontré par ces multiples attentions. Autre revanche de la vie, songea-t-il. Ses démons n’avaient pas été invités à la fête, à l’instant, il en prenait conscience.

Excitation, griserie, fébrilité sont à leur paroxysme. Il sent bien qu’il ne pourra se poser et retrouver son calme aussi facilement, mais qu’importe ! Il y a très longtemps qu’il n’a pas connu un tel bien-être proche de la béatitude.

Durant ces dernières années, sa Vie avait été une suite de découvertes passionnantes, de bonheurs extrêmes, d’enrichissements et d’explosions de joie mais jamais, au grand jamais, il n’aurait pu soupçonner qu’un tel état d’extase puisse l’envahir. Dans son for intérieur, il les remercia une fois de plus. Lui si pudique l’avait-il suffisamment fait tout au long de la soirée ? Demain, il ne serait pas trop tard.

Demain, Françoise aura du travail se dit-il. Comme d’habitude, il mettra son veto pour le rangement et comme d’habitude, elle n’en fera qu’à sa tête. Une femme de ménage, il en était hors de question. Ce serait pour elle, reconnaître qu’elle prenait de l’âge. A presque quatre vingts ans, elle s’enhardissait à montrer au quotidien, ce dont elle était encore capable et les vieux, c’était les autres, tout simplement.

Françoise était sa famille, sa seule et unique tante, sœur aînée de sa chère Maman. N’ayant eu ni mari, ni enfant, elle ne l’avait jamais abandonné, lui consacrant sa propre vie après l’éloignement de ses parents, il y a de cela très longtemps. Sa mère n’ayant pas trouvé le courage d’imposer son choix face à un mari dominateur.

Pour Françoise, Stéphane était son fils, la question ne se posait plus. Tous les deux avaient traversé ces années, côte à côte, affrontant les étapes douloureuses, s’épaulant dans les bons et les mauvais moments. Lui, partant au gré des vents et de ses voyages, elle l’attendant, fidèle au rôle qu’elle s’était attribué intuitivement de seconde Maman.

Certains jeunes gens comme lui avaient des gouvernantes. Malgré tous ses déboires, la Vie lui avait attribué à lui, un trésor.

Pour l’heure, il ne ressent encore pas la fatigue et le train du sommeil a dû faire un premier passage à son insu.

Cette nuit d’août est particulièrement douce et agréable et invite au laissez aller. Il s’y soumet, nonchalamment, une dernière tasse de café à la main qu’il savoure dans l’abandon. Il prendra peut-être le dernier wagon, mais pas maintenant, pas tout de suite. Il veut que cette soirée ne finisse pas, s’y accroche, la prolonge, l’apprécie.

Il n’est pas seul, son compagnon capte l’atmosphère apaisante du lieu et du moment. Couché au pied de son maître, Valoc, superbe berger allemand à la robe noir et feu, âgé de cinq ans, a, quant à lui, déjà fait plusieurs allers-retours dans les bras de Morphée mais en gardant toujours l’oreille attentive à l’environnement.

Lorsqu’il avait eu l’opportunité financière d’acheter ce corps de ferme, il l’avait saisie. A l’époque, il y a cinq ans en arrière, la bâtisse était abandonnée et décrépie, mais c’était elle qu’il voulait. Non pas par caprice, il était trop sensé pour se le permettre mais tout simplement parce que la porte de la cuisine était un retour vers l’enfance, la ferme de son enfance.

Peu importe les travaux à accomplir, son avenir entrerait désormais par cette porte.

Valoc était arrivé en même temps que la maison. Né quelques mois auparavant, Stéphane et lui étaient tombés en amour lors d’une visite de négociation chez le propriétaire du lieu et ne feraient plus qu’un désormais.

Il avait dû faire appel à de nombreux corps de métier, pour rendre à cette ruine l’opulence dont elle avait bénéficié autrefois. Le résultat était probant.

Adossé au pilier en pierres de taille de la terrasse, les mains dans les poches, totalement décontracté, un pied nonchalamment posé sur la volute de la rambarde, Stéphane, le regard perdu vers l’horizon, prend conscience du chemin parcouru.

Il se souvient…

C’est à la Viguière, la ferme dont ses grands- parents étaient métayers et auprès de sa tante Françoise qu’il trouvait tendresse, réconfort, écoute.

Lui, le pas désiré, le non voulu, souffre douleur de ses aînés, était arrivé une dizaine d’années après sa sœur et son frère. Et, bien que surprotégé par sa mère, devait à son insu, en affronter la méchanceté sournoise et les corrections.

Quant à son despotique père, brutal et manipulateur, il lui faisait endurer les pires sévices afin de punir sa femme, la rendant responsable de l’arrivée tardive de cet infâme rejeton.

L’immense amour qu’il portait à sa mère, elle, qui par peur, subissait et ne se rebellait jamais, était devenu sa seule raison de supporter ce tyran, persuadé qu’il était d’être seul responsable du violent comportement paternel.

Replié sur lui-même, la peur le tenaillait au quotidien. Le besoin d’apprendre et de s’enrichir était son bouclier face aux railleries et autres sarcasmes qu’il endurait. Les coups redoublaient, pleurer était devenu son passe-temps.

Les parents de sa Maman et sa chère tante lui vouaient un amour irrationnel, essayant de combler l’immense faille que le père avait ouvert par la maltraitance qu’il lui infligeait. Privé de tous les jeux et divertissements d’un garçon de son âge, il était seul.

A la ferme, ses jeux, Stéphane les partageait avec ses compagnons à deux ou quatre pattes, ayant compris par intuition enfantine qu’avec eux, il ne serait jamais rejeté. Certainement, prémices du grand amour et de l’immense intérêt qu’il allait leur vouer tout au long de sa vie.

Et c’est ainsi, que les années passant, l’enfance de Stéphane s’éloigna, emportant sa fragile liberté. Orphelin de ses grands-parents, rejeté, sans l’approbation maternelle, par un père toujours plus démoniaque, l’adolescent qu’il était devenu et toutes les difficultés liées à cette étape si difficile furent recueillis par sa tante Françoise.

Lourde charge pour une célibataire. L’amour était présent, mais, insidieusement, les démons s’installaient, la faille s’agrandissait. Questionnements, incompréhensions s’intensifiaient.

Tout le poids de l’amour, reçu dans son enfance, n’avait pu rivaliser, sur la balance de sa construction physique et psychologique, avec la masse d’ignominie et de maltraitance de ce père destructeur, pervers, véritable prédateur de l’innocence de son enfant.

Comment vivre dans ce tumulte, comment faire face, comment ouvrir tous ces tiroirs ? Stéphane n’avait pas réussi, on ne lui avait pas donné les bonnes clés.

En réponse à ce mur de rébellion, c’est Amour, autorité, soutien, qu’il avait trouvés, auprès de son irremplaçable Tatie pour le guider vers une maturité responsable et prolifique.

Une fois de plus, la présence des animaux allait le sauver. Il reprit ses études avec détermination et obstination.

Un bac vétérinaire, un Diplôme Universitaire sur les documentaires et photos animalières, une énorme dose d’amour, beaucoup de pugnacité et d’opiniâtreté lui ouvrirent son horizon. Les portes d’un univers où il allait enfin se libérer des carcans de l’enfance, allier aventures, voyages, passion et découverte des animaux.

Et puis,… le réveil, le choc, le retour à la réalité.

Jeudi 15 août 2013. Cette nuit, comme depuis quarante ans, et plus particulièrement à chacun des anniversaires, fragile rencontre dans les méandres de l’esprit torturé, l’inconscient avait rendu réel ce qui deux secondes après devient impalpable, insoutenable. Une fois de plus, ce drame effroyable, qui la hante depuis tant d’années est revenu. Ce crapaud qui l’enserre jusqu’à l’étouffement. Pourquoi lui, pourquoi elle ? Nul ne pouvait répondre.

Le temps d’une nuit, l’espace d’un mauvais rêve, son fils chéri, elle l’avait révélé, accompagné, aimé dans le mystère et l’impénétrable. Dans cette parenthèse improbable, au-delà de l’inextricable confusion, l’utopie s’était superposée à sa propre réalité.

Avait-elle le choix ? Énigmatique part d’elle-même, son propre vécu avait alimenté la mosaïque d’images et de scènes puisées dans les profondeurs.

Evidemment,… si,   cela aurait pu ça être la Vie de son enfant.

Cette vie, durant huit mois, elle l’avait senti au fond de ses entrailles.

Et, même si tout n’allait pas bien, si son ventre se contractait plus souvent qu’il n’aurait dû, si pour le protéger pendant trois mois, elle n’avait connu que le lit et les quatre murs de sa chambre, elle était jeune et naïve, pour elle tout était normal. Après tout, elle n’était pas la seule. Tant d’autres en passaient par là pour mener à terme ce chemin vers le bonheur.

Le couffin était prêt. La chambre aussi, un joli petit lit blanc à barreaux, l’armoire garnie du nécessaire, les murs couverts de cette tapisserie choisie dans l’espérance.

Que s’est-il passé ? Le travail avait commencé, normalement. Enfin, elle le pensait, pour un premier enfant, on ne sait pas, on a peur, on va vers l’inconnu. Et, à cet instant, ce n’est pas Françoise, sa sœur aînée, elle qui n’avait jamais eu d’enfant, qui aurait pu la conseiller, la rassurer. On sait qu’il va y avoir souffrance, le mal joli, comme l’appelle les anciens. Et puis, on ne contrôle plus rien, la douleur est là, il faut attendre, et ce ventre qui durcit, l’utérus travaille pour la délivrance, qui tarde….. tarde.

Toutes les femmes qui ont enfanté connaissent ce rituel, le monitoring, les battements du cœur, la vie qui se rapproche, le bonheur dans ses bras, bientôt.

Rien ne va plus, c’est long, trop long, aux dires de la sage-femme, sous ses apparences de vieille fille, elle connaît son métier. Le médecin, une généraliste, la cinquantaine, est perdue. Est-ce son premier à elle aussi ? Le processus d’urgence s’enclenche, sur ce lit, elle panique, le monitoring devient discret, plus de contraction, on lui dit de pousser, pousser.

A cet instant, vous, femmes très jeunes ou plus aguerries, vous savez que la vie est là, prête à jaillir, il faut la contenir, protéger cette enveloppe charnelle, ce tunnel si court mais tellement difficile à franchir en même temps.

Hors du temps qui passe, entre ces mains inconnues, elle pousse, mais son corps reste muet, anesthésié par la douleur. A-t-elle assez poussé ? Certainement ! N’a-t-elle pas vu cette petite calotte de cheveux noirs ?

Les fers pénètrent dans cette poche qui lui est devenue inconnue. La vie ne vient pas, il faut aller la chercher. Les fers ressortent, le travail est presque terminé, elles sont enthousiastes. Elle, n’a pas voulu voir, a tourné la tête. Inconsciente et totalement épuisée ne s’est pas réjouie. Pas de cris, pas de pleurs, le silence, elles se regardent, l’enthousiasme a disparu.

« Pourquoi il ne pleure pas ? » Ce sont les seules paroles qu’elle parvient à sortir de cette bouche pâteuse et desséchée par l’effort.

Pas de réponse. Pourtant, l’espoir est toujours là, Françoise tente de la rassurer, dans quelques minutes, elle va tenir dans ses bras ce petit joyau, la chair de sa chair, l’espérance de toute jeune maman.

On ne lui dit pas : « tout va bien ».

Elle entend de loin, très loin : « difficulté,… respire mal,… ne réagit pas,… couveuse,… attendre ».

Sur la table, elle est morte, pantin laissé sur place pour aller vers l’urgence. Elle sait, ses tripes lui parlent et en écho :

« Quel est le prénom que vous avez choisi, la sage-femme va le baptiser ».

 « Stéphane », parvient-elle à articuler.

Dans le brouillard qui la submerge, la sentence tombe, le cœur est faible, le pied bot, la couveuse arrive, l’espoir s’éloigne.

Ce à quoi elle n’aurait jamais pu croire arrive : « pas pu le ranimer ».

Sa sœur, impuissante face au drame, a tout entendu, tout vu. S’approchant d’elle, éplorée, anéantie, lui susurre entre deux sanglots, ces mots qu’aucune mère ne veut entendre : « Il est parti… »

L’autel de l’espérance est devenu un linceul, la vie aussitôt apparue, aussitôt disparue dans les ténèbres de la mort. Elle ne l’a pas connu, ne l’a pas vu, pas même serré entre ses bras.

Ce petit bonhomme est parti, seul, innocent angelot, frêle petit être de tout juste deux kilos neuf cent.

Le couffin attend dans la chambre attenante, l’arrivée de son précieux trésor. Mais c’est un petit cercueil tout blanc qui va l’emporter.

Aujourd’hui, on fête Marie, la Sainte Mère, elle qui a tant souffert pour son Fils.

Le calendrier affiche, mercredi 15 août 1973.

 

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