31 Décembre 2018
A cet instant, je sus que cette journée ne serait plus jamais comme les autres.
Martin était assis à son bureau en train de taper un rapport quand je déboulai dans le bureau.
Je vis un sourire fatigué se dessiner sur son visage buriné par des longues nuits sans sommeil à surveiller des planques de squatteurs.
Il faut que je vous dise que notre service traite les personnes disparues et les recherches dans l'intérêt des familles. Traiter peut vous sembler inapproprié. Mais c'est comme cela que l'on dit entre nous, histoire d'en remontrer aux « autres », ces rouleurs de mécanique de la BAC ou les aristos de la Crim'. Nos clients sont des sujets à traiter. Nous, on fait de la police sérieuse et sans strass.
En 2017, 5139 disparitions inquiétantes dont 687 enfants. Imagine, tu pars bosser de ton immeuble, tu reviens le soir y'a plus personne. Tous disparus, l'abruti du rez-de chaussée qui met sa putain de musique à fond, la pétasse du quatrième qui crie et hurle quand son nouveau mec la prend au cœur de la nuit, la gentille mémère du huitième avec son cabas à roulettes, le gamin qui joue au ballon contre la porte d'entrée... Envolés par étage entier ! Je sais pas pour vous mais moi, ça me fait froid dans le dos. Surtout que je traite ces 5139 putains de dossiers. Enfin pas tous bien sûr, mais suffisamment pour avoir une vue correcte de ce monde souillé.
Quand une personne disparaît, soit elle voulait pas, soit elle voulait.
Si elle voulait, on la retrouve rapidement, maxi un mois si c'est un malin qui sait bien se cacher. Les Dupont de Ligonesche, y'en a pas des masses.
Si elle voulait pas, ça se complique. Parce que la plupart du temps, un tiers est impliqué. On bosse avec la Crim', les Stups, et tous les services qui pourraient être intéressés de près ou de loin. Si c'est un gosse, on bosse avec la brigade de la protection de la famille. Quand c'est un gosse, les rivalités entre services se calment un peu, même si tous veulent la gloire et personne ne veut la honte d'un plantage monstrueux. Surtout depuis l'affaire du gang des Barbares.
Il faut que vous dise aussi que la plupart des affaires nous foutent le bourdon et que le soir, seuls dans nos appartements avec notre conjoint et nos enfants, on regimbe toutes ces pensées morbides qui nous viennent, on tourne et retourne toutes les pistes avortées, les possibilités funestes ou heureuses. On espère. Surtout pour les gosses. Les gosses qui disparaissent, c'est dur à gérer.
Vous imaginez dans vos salons qui pètent la soie que les flics sont tous des veaux. J'en croise beaucoup, j'avoue. Mais on est aussi des êtres humains, aussi étranges que ça vous paraisse, des hommes et des femmes avec une vie sociale, des crédits à payer, des courses à faire, et des têtes blondes ou brunes qui nous serrent fort contre leur cœur quand on rentre le soir, qui nous dessinent des maisons biscornues pleines de couleurs improbables, qui rient quand on les chatouille et qui boudent quand on cède pas à un caprice.
Ouais les gosses, c'est dur.
Les gosses, c'est des affaires qui brassent toute la misère du monde : le petit Carl, 2 ans, enlevé par son père et sa mère qui l'attend dans sa chambre remplie de peluches, Axelle, 16 ans, un canon comme dirait mon fils, abandonnée par sa mère alcoolique et violée par son père alcoolique, disparue depuis quatre mois ; Manel, 15 ans, fugueur, père violent signalé par services sociaux, retrouvé bouffé par les rats dans une usine désaffectée. Je pourrais vous en citer des tonnes de jeunes vies brisées. Coups, viols, tortures, drogues, alcool, prostitution. Citez en un, je l'ai connu. Forcément connu quand tu fais ce métier depuis 10 ans.
Quand tu as passé la quinzaine de jours de disparition, l'issue est rarement joyeuse. Je voudrais vous y voir, à annoncer la nouvelle aux parents :
« - Bonjour M'sieur Dame. Pour votre poupée blonde belle comme un cœur ben on n'a aucune piste. A tous les coups, elle a été violée et tuée, puis jetée dans un bosquet à pourrir les yeux ouverts sur le ciel bleu à chercher Dieu. »
Ouais, des fois on aurait juste envie de leur dire ça aux parents. Mais pas besoin, parce qu'après quinze jours, même si tu es une grenouille de bénitier gavée de bondieuseries, tu y penses. Pour sûr que la madre elle pense à son bébé dans ses insomnies qui lui donnent le vertige et la gerbe, la photo de sa poupée froissée contre son cœur à manquer d'air à chaque souvenir. Elle l'entend rire dans son cerveau déboussolé, elle la voit sourire devant ses yeux qui scrutent la nuit angoissée. Elle échafaude toutes les théories rassurantes. A 3 heures, elle se lève et titube jusqu'aux chiottes, et elle vomit sa bile à grands hoquets bruyants qui réveillent son mari. Il s'agenouille à son coté, caresse ses cheveux tendrement. Il pleure comme un gosse qui comprend que le Père Noël n'existe pas et que la Vie l'a oublié à la distribution du bonheur.
Ouais, les gosses, c'est dur. Vraiment dur.
Les cosmonautes, c'est le surnom que donne Martin à la police scientifique. Je sais pas s'il trouve ça drôle, moi carrément pas.
Je n'appréciais vraiment pas ce qu'il me proposait mais il faut reconnaître qu'il avait raison. Dans ce genre d'affaires, la presse est toujours à l'affût.
Je ne connaissais rien à ce dossier, je bossais pas dans l'équipe de Martin. Je m'étais tenu au courant par les journaux et la télé. Dolorès CABRIT, 16 ans, avait disparu le 16 décembre, entre 18 heures et 18h15, en rentrant de chez une copine où elle avait étudié. Jeune fille sans histoire, bonne élève, amicale, inconnue de nos services. Plusieurs témoins l'avaient vue marcher dans le centre-ville et puis à 500 mètres de chez elle : volatilisée. Les auditions des témoins n'avaient rien donné, tous avaient un alibi. Idem pour les parents. Aucun suspect ni début de piste. Nada. Ça sentait mauvais.
J'avais vu la photo de la gamine qui passait en boucle aux journaux télévisés : une jolie môme au visage doux encadré par des boucles blondes et dont la silhouette devait intimider les adolescents de sa classe. La photo des JT la présentait en robe blanche toute apprêtée pour une fête familiale quelconque. Un crevard d'un journal à scandales avait réussi à embobiner ses parents et à subtiliser une photo d'elle en maillot de bain sur une plage provençale. La gamine était une vraie beauté naturelle, sans fard ni paillette, l'inconscience de la jeunesse innocente. Nul doute que si elle avait vécue suffisamment longtemps, elle aurait fait tourner des têtes, au propre comme au figuré.
Annoncer aux parents le décès de leur enfant, tout le monde déteste ça. On peut essayer d'être distant, froid, clinique, factuel. C'est comme cela qu'on nous apprend à l'école de police, en saupoudrant d'une dose de sympathie si on veut. Mais quand vous entendez une mère hurler comme une truie qu'on éventre, quand vous voyez un père désemparé et fou, ben comment dire... Les cours, vous les oubliez et les larmes vous viennent. Je sais pas comment les toubibs arrivent à faire ça, mais moi ça me prend les tripes.
J'aurais pu proposer au Martin l'inverse : moi à l'IML lui avec les parents. Ou envoyer quelqu'un de son équipe. Mais c'était trop tard, il était parti pour l'identification et je me retrouvai seul dans le bureau.
Il m'avait laissé une copie du dossier. J'y jetai un coup d’œil pour récupérer l'adresse des parents. En le feuilletant, je tombai sur la photo originale. Vraiment une jolie fille qui me faisait penser à quelqu'un, sans que j'arrive à mettre un nom sur la personne. Sans doute qu'à force de la voir à la télé, elle m'était devenue familière.
Pierre et Corinne CABRIT, 72 allée de la Compassion. La plaisanterie malsaine était bien leur adresse. Je pris les clefs de ma Ford Focus banalisée, mon SIG-SAUER et en avant pour l'épreuve du sang et des larmes.
Nul besoin de mettre le GPS, je connaissais bien ce quartier. C'était mon quartier d'enfance où j'avais usé mes baskets avec mon ami Laurent à parler littérature tout en marchant. Je le raccompagnais jusqu'à chez lui, mais notre vision de Cendrars n'était pas tranchée en arrivant devant sa porte ; alors on repartait en sens inverse et arrivés devant chez moi, La Prose du Transsibérien foutait notre accord fragile en l'air. Et nous repartions chez lui, et nous revenions chez moi. Ça durait des plombes jusqu'à ce que nos parents nous engueulent. Alors on repartait chacun de son coté en se promettant de finir notre controverse sur Bourlinguer le lendemain.
J'arrivai à 10h45 et me garai au numéro 60. L'allée de la Compassion n'avait pas changée, les maisons cossues se cachaient toujours majestueusement derrière des arbres centenaires. Quel havre de paix pour bourgeois ! Et quelle différence par rapport à ma rue de prolétaire en contre-bas que ces maisons dominaient de leur puissance. J'ouvris la fenêtre, sortit une clope de l'étui et l'allumai. C'est interdit de fumer dans les véhicules de service mais je m'en foutais. J'étais nerveux à l'idée de sonner à la porte des Cabrit, j'avais besoin de fumer.Et dans une rue comme celle-là, imaginez un mec comme moi qui fume dans la rue : blond, cheveux rasés, jean, blouson bomber, regard méchant... Je me serais fait vite repérer. J'avais pas envie de voir rappliquer la maison poulaga sirènes hurlantes pour arrêter un collègue en service.
J'allumai ma troisième clope à 11h30 quand mon téléphone vibra.
Le visage angélique de Dolorès n'aurait plus ce joli sourire.
Je raccrochai et rassemblai mes idées. Je répétai mon laïus dans ma tête en sortant de la voiture. J'accrochai mon SIG à la ceinture et partis vers le n°72. Un large portail plein en fer forgé barrait l'entrée. Je sonnai au portillon.
Le portillon grésilla et j'entrai. Je sentais mon pouls battre dans mon estomac et ma salive abondante. Je marchais le long d'une jolie allée bordée de vieux platanes. Il m'attendait sur le perron de sa bastide. C'était un petit homme sans relief. Une couronne de cheveux bruns ceignait son crâne dégarni.
Il m'ouvrit la marche et je remarquai qu'il boitillait. Je le suivis dans le salon. A mon entrée, une femme de belle allure feuilletait nerveusement un magazine et me tournait le dos. Quand elle se retourna, je fus pris de vertige.
Si on se connaissait ? On s'était connu pour sûr, des bancs de la maternelle jusqu'à à la fac et au-delà. Inséparables, à la vie, à la mort, à l'amour. Un kaléidoscope de souvenirs s'entrechoquaient dans la tête : la barre de chocolat qu'elle avait partagée dans la cour de l'école Boisson, sa mèche rebelle qu'elle relevait d'un geste agacé. Mon premier baiser volé dans le couloir de la piscine avait le goût de chlore, ses yeux avait scruté mon âme, elle me l'avait rendu. Les cours de science en seconde et nos premiers émois. Je me revis escaladant au premier étage de sa chambre, mon cœur explosa quand elle ouvrit sa fenêtre. Elle était nue, elle m'attendait dans la douceur d'une nuit d'été. Je fus maladroit et pressé, elle-aussi. On chuchotait notre amour, on haletait notre passion. On se découvrait dans notre première étreinte d'adolescents amoureux. Nos dernières années de lycée puis la fac furent un joyeux tohu-bohu de passion, de voyages, d'engueulades. Et puis...
Corinne me regardait, éperdue. Son corps hurlait ces années de silence. Et alors je compris.
Je revis la photo de Dolorès et celle de ma sœur en communiante. Cet éclair agressa ma conscience, je revis le ventre rond de Corinne, je revis ma fuite de jeune lieutenant promis à un bel avenir qui ne voulait pas d'une charge paternelle.
Et je me mis à hurler.
[1] Institut Médico-Légal
La consigne : La nouvelle doit obligatoirement débuter par l'incipit suivant : "A cet instant, je sus que cette journée ne serait plus jamais comme les autres." Avec comme conditions : entre 3 et 5 pages dactylographiées - peu de personnages- le titre contient la chute, sans la dévoiler - aller à l'essentiel - choisir un ton et s'y tenir - la "chute" doit être inattendue...