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Une parenthèse pour écrire

   SANS   ASCENSEUR

                                     

A cet instant, je sus que cette journée ne serait jamais plus comme les autres. Comme une bombe, un mot, un seul, assassin, venait d’exploser dans ma tête : ascenseur ! Je venais brusquement de réaliser que la coupure d’électricité, bien qu’annoncée et prévue à l’avance, allait provoquer, entre autres nuisances plus ou moins aisément gérables, la mise hors circuit de l’ascenseur.

J’avais méthodiquement anticipé pour tout le reste. Des bougies disposées en nombre suffisant pour diffuser la lumière indispensable tout en créant une atmosphère intime et chaleureuse ; j’en avais même fixé quelques-unes autour de la baignoire et dans les toilettes que je n’allumerais qu’en temps venu. J’avais changé les piles de la lanterne-tempête du balcon ; nettoyée, astiquée, elle trônerait sur la table pendant le repas, suppléant agréablement à la clarté peut-être trop falote des flammes de bougies. J’avais, entre six heures, heure à laquelle Jérôme avait quitté la maison pour aller au bureau, et l’heure fatidique de la coupure, concocté un petit repas qui, j’en étais sûre, lui plairait : un taboulé libanais, comme il aimait : avec beaucoup de persil et bien citronné, j’y avais incorporé quelques pignons pour ajouter une touche nouvelle ; un rôti de bœuf dont je comptais étendre des tranches fines et froides sur du pain grillé légèrement aillé, dans un nid de roquette et de mâche aspergées d’huile d’olive; ses fromages préférés ; un moelleux aux noix et une bouteille de Côte de Provence léger. Rien qui ne demande à être réchauffé. Rien qui ne soit parfaitement sain, préparé avec amour et issu de produits bio, même le vin. Il y tenait beaucoup. J’avais dressé une table de fête pour un repas d’amoureux que nous pourrions savourer dans l’ambiance douillette induite par une luminosité inhabituelle. Je n’avais pas utilisé d’eau chaude pour que le cumulus conserve assez de chaleur pour sa douche du soir. J’avais fait tout mon possible pour tout prévoir au mieux. Je savais faire, j’étais rodée. Une soirée sans télé risquant de nous paraitre un peu longue aussi j’avais repéré quelques livres et les avais avancés légèrement sur leur étagère, pour vite les trouver en cas de besoin. Je proposerais à Jérôme de lui faire la lecture ; au début de notre mariage il aimait beaucoup que je lui lise les livres qui m’avaient plu. J’avais pensé à tout. A vérifier les piles dans le petit transistor aussi, au cas où il aurait envie d’écouter la radio. A tout sauf à l’ascenseur. Ce maudit ascenseur qui était et demeurait envers et contre tout hors de mes compétences. Cette mécanique stupide et sans âme qui allait tout gâcher. Jérôme allait devoir monter sept étages à pieds après sa journée de travail, et dans le noir en plus ! Mon moral est descendu en flèche. Je me suis sentie oppressée. Le cœur en chamade, les poumons rétrécis, les mains moites et l’entendement bloqué, avec impossibilité de penser à autre chose qu’à cet ignoble ascenseur qui allait, par la force terrible de son inertie, saboter et réduire à néant tous mes efforts.

C’était l’heure où d’habitude je prenais un thé. Mon petit moment à moi, ma récréation, mon jardin secret. Quand les corvées ménagères, y compris les commandes de nourriture sur internet, était bouclées et que je n’avais plus aucune obligation, je me préparais une théière de gen maicha léger que je sirotais en écoutant Radio Classique, en lisant ou en crochetant, le crochet étant la seule activité lucrative qui me restait. La vente sur Internet de mes napperons, rideaux et dessus de lits ne rapportait pas grand-chose mais me permettait, comme disait Jérôme, de me sentir utile sans avoir à sortir de chez moi. C’était donc ordinairement le moment d’une pause régénératrice avant de me lancer en cuisine pour le repas du soir et de me préparer à accueillir mon mari comme il aimait. Mais là, avec cette histoire d’ascenseur, tout allait de travers. Le souper était prêt, tout était prêt, il ne restait plus qu’à raviver mes paupières d’un fard léger et à passer ma robe bleue, sa préférée, mais j’étais bien trop anxieuse pour avoir envie de thé, de musique ou de lecture et encore moins d’activité manuelle. Je me sentais bouillir intérieurement. Je suis allée sur le balcon. Le soleil automnal déclinant avait déjà des velléités de rose et de mauve ; le murmure de la ville, porté par une brise légère me rapportait que des gens quelque part vivaient, travaillaient, promenaient, aimaient, existaient. Mais, ce qui d’ordinaire me rassurait, m’entourait comme un cocon de douces certitudes et allégeait ma solitude, n’avait plus aucun effet. Pire, en me penchant par-dessus la rambarde, j’ai aperçu au pied de notre immeuble le parking désert. Les travaux de réfection du bitume de la cour intérieure allaient commencer, dès le lendemain sans doute, cela aussi je l’avais oublié. Les barrières étaient mises, les engins installés, le matériel entreposé. Jérôme devrait se garer dans la rue, tourner en rond pour trouver une place et abandonner sa voiture hors de vue et de surveillance. Cette pensée fit augmenter d’un degré supplémentaire ma peur que cette journée ne se finisse mal. Deux heures à tuer avant son retour. Je rentrai prendre un calmant, j’allai me maquiller et passer ma jolie robe, je m’allongeai pour attendre que l’effet du médicament se produise, étendue sur le divan, tête à plat, mains croisées sur le ventre, telle une gisante, mon portable à portée de main bien que depuis fort longtemps plus personne, à part Jérôme, ne m’appelle.

C’est le bruit de la clef dans la serrure qui m’a tirée de ma léthargie. Mona… Jérôme m’appelle toujours Mona, c’est le raccourci de mon amour, Quelle équipée !... Le ton joyeux m’a rassurée, mes craintes ont fondu : je m’étais donc torturé les méninges et affolée à tort. Mon côté dépressif sans doute, mon manque de jugeotte, toujours à craindre et à redouter, à anticiper le pire… Comme toujours Jérôme s’est déchaussé dans l’entrée, a passé ses souliers d’intérieur ; il a accroché son blouson et sa sacoche à la patère, suspendu son trousseau de clefs dans la boîte à clefs puis, tout en sifflotant le Jazz et la Java, il a filé vers la salle de bain pour se laver les mains et se passer un peu d’eau fraîche sur le visage et les cheveux. Son rituel. Invariablement le même chaque soir. Il est entré au salon détendu et souriant. Il a dit : Finir la journée par un peu de sport, c’est excellent pour la santé ! Je me demande si je ne devrais pas monter à pattes tous les jours ! Mais qu’est-ce-que c’est que toutes ces bougies partout, tu avais peur que je me perde dans le noir ? Il a ri, se moquant de moi, Je ne me suis pas perdu dans les étages, je ne vais pas le faire chez moi ! Il m’a prise dans ses bras, m’a embrassée, m’a serrée contre lui avant de m’écarter doucement sans me lâcher. Me tenant à bout de bras il m’a détaillée de son regard doux, ce regard qui, chaque fois, me faisait me sentir vivante, jolie, désirable, aimée : Plus belle de jour en jour, a-t-il murmuré, comment est-ce possible ? Viens, prenons un petit apéro avant de manger ce que tu nous as cuisiné, en amoureux… Il s’est installé sur le divan pendant que je chargeais sur un plateau deux verres à pieds, la bouteille de vin de noix, quelques olives noires dans une coupelle, la boîte à serviettes jetables. Il s’est rapproché de moi dès que je me suis assise, il a fourré son nez dans mon cou tout en me retenant contre lui par l’épaule, m’a reniflé à petits coups bruyants comme un animal ; son souffle chatouillant a provoqué mon rire. Il a essuyé les verres avant de nous servir deux généreuses rasades dorées.

Le vin de noix m’est rapidement monté à la tête. Je sentais mes joues rosir, mes yeux briller. Jérôme me racontait sa journée, il se montrait volubile et enjoué. Je l’écoutais. Je n’avais évidemment pas grand-chose à dire pour ma part, mes journées se ressemblant toutes. L’effet du cachet et de l’alcool, mêlé à la brusque dissolution de mes ridicules angoisses me poussaient à me réjouir de tout et de rien, à trouver spirituel le moindre mot, à me sentir légère, victorieuse. Je pensais : Tu as gagné, c’est l’amour le plus fort !

Nous sommes passés à table. Jérôme s’est servi un verre de vin, il l’a passé sous ses narines, l’a humé longuement, l’a soulevé dans la lumière de la lampe-tempête pour en apprécier la robe carminée : Tu l’as mal débouché ce pinard, a-t-il dit d’un ton plus sérieux, il y a du liège dans mon verre ! Je me suis empressée d’aller filtrer et encarafer le reste du vin. A mon retour Jérôme avait l’œil mauvais, il se triturait les mains :  Tu n’arriveras donc jamais à faire les choses comme il faut ! Toujours quelque chose qui cloche ! Toujours à moitié fini ! Ni fait ni à faire ! 

J’apportai le taboulé, espérant follement que sa colère allait se désamorcer d’elle-même, ce qui arrivait quelquefois, surtout si quelqu’un, par miracle, sonnait à la porte. C’était arrivé une fois : une voisine, en venant nous demander de l’aide pour ouvrir une porte récalcitrante, avait, comme par enchantement et par sa seule présence, fait retomber une colère qui menaçait. Il y avait plus de six mois que Jérôme contrôlait parfaitement ses pulsions violentes. Nous étions, j’en étais sûre, sur la voie de l’apaisement, de la guérison. Ma patience payait.

Des pignons ! a-t-il rugi, des pignons dans le taboulé ! Et pourquoi pas des noisettes et des amandes tant que tu y étais, et des pruneaux et des dattes, de l’ananas ! N’importe quoi ! Tu fais toujours n’importe quoi ! Il faut toujours que tu te débrouilles pour tout gâcher !

Les larmes brûlantes que je retenais de mon mieux se sont mises à couler. C’est ça ! a-t-il hurlé, Pleure maintenant ! Pleure, tarée que tu es ! Pleure sur ton incompétence ! Sur ton je-m’en-foutisme ! Et tu crois quoi ? Que je vais me mettre à bouffer gentiment tes merdes en face de toi ? De toi ! Avec tes yeux rouges de grenouille et ta morve au nez ! Je trime toute la journée moi ! Je me crève la santé pendant que Madame se glande comme une princesse à la maison ! Je mets deux heures pour trouver une place pour la bagnole avec ces putain de travaux ! Je me tape sept étages à pieds dans le noir ! Et qu’est-ce-que je trouve en arrivant chez moi ? Toi ! Toi et ta bouffe dégueulasse ! Tu rates tout ce que tu fais ! Même un enfant ! Tu n’as même pas été foutue de faire un enfant ! Les truies en font, les animaux, les bêtes en font ! Mais pas toi !

J’ai murmuré : S’il-te-plaît, Jérôme, s’il-te-plaît… Mais rien ne pouvait plus l’arrêter. Sa colère se nourrissait d’elle-même. Elle s’auto-alimentait, je le savais d’expérience. J’ai vu, à travers le brouillard de mes larmes et comme dans un film au ralenti, Jérôme qui vociférait, gesticulait, se dressait devant moi, ivre de rage. Le premier coup est parti. Je suis tombée. J’ai entendu le raclement de la chaise qui ripait sous le choc de mon corps puis un vrombissement continu dont je ne savais s’il était réel ou seulement dans ma tête. Je me suis roulée en boule. Les coups de pieds et les coups de poings sont arrivés de tous les côtés à la fois…

Lorsque j’ai repris connaissance, Jérôme était en train de me nettoyer le visage avec une lingette déjà rouge de sang. Il m’avait portée et allongée sur le divan. Il pleurait. Il me demandait pardon. Il jurait que cette fois c’était bien la dernière. Je ne doutais pas de sa sincérité, je le croyais quand il disait qu’il regrettait mais que c’était plus fort que lui. Je savais qu’il m’aimait, à sa façon. Je savais aussi que cela ne cesserait jamais. L’escalade était sans fin. Je venais de le comprendre. Rechute après rechute, j’avais fini par comprendre. Nous étions ainsi faits, lui inéluctablement violent et moi incapable de l’aider. Ni lui ni moi ne méritions cette horreur à répétition qui allait s’amplifiant. J’ai refermé les yeux, je suis restée immobile, les membres mous. J’avais mal partout, même me semblait-il à la racine des cheveux.

Pour la première fois pourtant l’idée que je n’étais ni fautive, ni coupable s’insinuait et faisait son chemin dans les circonvolutions de mon cerveau encore bruissant des bourdonnements parasites dus sans doute aux coups répétés. Rien ne pouvait justifier l’abomination dont je venais d’être victime. Le vin et les pignons m’apparaissaient pour ce qu’ils étaient : des prétextes, de pauvres ridicules prétextes ; bien meilleurs cependant et irréfutables que les travaux du parking ou la panne d’ascenseur qui m’avaient tant paniquée mais qui ne dépendaient en rien de moi et ne pouvaient en conséquence m’être imputables. Il m’était évident désormais que le centre, le noyau de sa colère, le générateur, c’était moi, moi seule. Le but involontaire, inconscient, de Jérôme était de m’assujettir, de m’écraser, de me soumettre, de me broyer, de me phagocyter, de me détruire, de me réduire à n’être plus rien. Sa survie, sa force, son pouvoir se construisait sur ma démolition, mon anéantissement. J’ai pensé à ma famille que je ne voyais plus depuis des lustres, à mes amis évaporés dans la nature, à mon métier abandonné, à mon isolement volontaire consenti, à cet avortement à la suite de la première raclée... Pendant des années Jérôme n’avait ni ordonné, ni imposé quoi que ce soit. Il n’avait pas joué les chefaillons ou les tyrans. Tout s’était agencé insidieusement, de petites réflexions anodines en sourires convenus, de regards attristés en conseils amicaux, il avait formaté mon esprit à sa manière. Il m’avait amenée à penser que mes parents étaient de gentilles personnes mais parfois un peu serviles, un peu obtuses, et quelquefois radines ; que mes amis étaient des gens sympathiques qu’il avait plaisir à fréquenter mais politiquement sectaires, peu tolérants, peu enrichissants intellectuellement, sans ambitions ; qu’il n’était pas digne de moi de bosser dans cette clinique où tout se déglinguait, où le personnel était visiblement incompétent, à user ma santé auprès de malades et de moribonds, ce qui n’était certainement pas propice à la réalisation de mon désir d’enfant. Moi bien sûr, je n’étais pas comme eux, j’étais belle, intelligente, brillante… j’étais seulement mal entourée. De là à penser que je ne savais pas m’entourer correctement et que j’étais comme eux, aussi imparfaite et inintéressante, puisque je les appréciais, il n’y avait qu’un pas… Il ne l’avait jamais formulé ainsi, pas même suggéré, libre à moi de me dévaloriser toute seule ! J’avais l’impression alors qu’il m’ouvrait les yeux sur la réalité du monde alors qu’il était en train de me façonner une prison physique et psychique. A partir du moment où il n’y avait eu plus personne entre nous, plus personne à dénigrer, c’est à moi qu’il s’en était pris, directement, verbalement d’abord, puis par les coups… Je voyais clair maintenant. Maintenant qu’il était trop tard.

J’ai ouvert les yeux et murmuré : Jérôme, je te quitte, je vais te quitter… Tu peux me battre, me tuer si tu veux, j’aime mieux être morte que continuer comme ça.

Il a hurlé un NON énorme, viscéral, un NON de bête blessée à mort, un NON qui n’en finissait pas de vibrer dans l’air... Il s’est dressé, s’est tapé la tête contre le mur plusieurs fois. Il s’était ouvert l’arcade sourcilière, le sang qui coulait dans son œil le faisait grimacer. Etrangement rien ne m’atteignait, rien ne me touchait, rien ne m’émouvait. Je voyais couler le sang. J’entendais le cri bestial. Absente à moi-même, je ne pensais plus, j’étais statufiée, pétrifiée, d’une mortelle indifférence. Il m’a prise dans ses bras, m’a serrée contre lui. J’ai senti l’odeur ferreuse de son sang, la tiédeur de ses larmes sur ma joue. Il s’est dirigé vers le balcon. Il a ouvert la porte sans me lâcher. Il a poussé du pied une chaise vers le bord. Il est monté sur la chaise. Il m’a encore serrée fort contre lui. Il m’a embrassée. Il est monté sur le bord étroit de la rambarde. Les pieds en travers pour garder l’équilibre. Il m’a dit Je t’aime. Pardon. Il a sauté dans le vide.

 

Juste avant de s’élancer il m’a laissée glisser du bon côté, sur le balcon.

 

 

La consigne : La nouvelle doit obligatoirement débuter par l'incipit suivant : "A cet instant, je sus que cette journée ne serait plus jamais comme les autres." Avec comme conditions :  entre 3 et 5 pages dactylographiées - peu de personnages- le titre contient la chute, sans la dévoiler - aller à l'essentiel - choisir un ton et s'y tenir - la "chute" doit être inattendue...

 

 

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