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Une parenthèse pour écrire

OLIVER

 

A cet instant, je sus que cette journée ne serait plus jamais comme les autres.

Mais il faudrait que je vous confie tout d’abord comment j’en suis arrivé à cette conclusion.

Petit dernier d’une fratrie de cinq assez agités, je n’avais pas hérité d’une nature téméraire et pour tout dire j’étais plutôt chétif. Certes, malgré tout l’amour maternel dont elle avait fait preuve, ma mère se trouva un peu dépassée par les événements et essaya tant bien que mal d’assurer son devoir maternel durant les premières semaines de ma vie. Et mon père me diriez-vous ? Moi, je l’appellerais plutôt mon géniteur ! Avait-il jamais eu connaissance de mon existence ? Étais-je seulement né d’une relation consentie ?

Et la décision tomba net comme un couperet : je devais être placé dans un foyer d’accueil. J’étais trop jeune bien sûr pour prendre la pleine mesure des effets d’une telle séparation. C’est ainsi que du jour au lendemain je ne vis plus, ni ma mère, ni mes frères et sœurs.

Mon tempérament calme et réservé m’ouvrit les portes de la demeure d’Anna. Comment pourrais-je oublier mes premiers pas dans cet univers intemporel ? Un savant mélange d’odeurs : de petits plats qui mijotent, posés dans un coin d’une vieille cuisinière et celui du cuir de son vieux fauteuil face au feu de bois de la petite cheminée. Enfin, le doux parfum de ses cheveux retenus dans les entrelacs d’une longue tresse. Elle avait ce charme un peu désuet et pourtant la fraîcheur d’une jeune fille que l’amour avait oubliée.

J’adorais écouter les histoires qu’elle me contait. Un jour, elle me confia qu’un beau jeune homme l’avait courtisée dans ses jeunes années. Ses joues rosissaient au souvenir ému de cette confidence. Elle me chuchota qu’il s’était rendu dans un pays lointain pour un voyage humanitaire d’où il n’était jamais revenu. Elle vivait encore dans le souvenir de ce grand amour et respectait envers et contre tout son engagement de l’aimer pour toujours. Elle m’avoua avec un grand sourire que depuis elle recueillait de jolis petits coquins comme moi pour leur donner de son trop plein d’amour et transmettre ses valeurs. Elle avait à cœur de remplir sa mission et je reçu la meilleure éducation. Ses réprimandes étaient toujours mesurées, même si elle m’expliquait avec force de détails pourquoi j’avais pu faire une bêtise. Mes efforts étaient toujours récompensés, elle savait m’encourager comme personne. Elle était très câline aussi, je sens encore la douceur de ses caresses et la chaleur de son souffle quand elle faisait claquer un gros bisou pour me souhaiter de passer une bonne nuit.

Malheureusement, il est des événements auxquels personne ne vous prépare. Un soir comme tant d’autres, Anna s’est assoupie dans son vieux fauteuil en cuir. Rien, ni personne n’a jamais pu la sortir de ce sommeil éternel. Elle avait du rejoindre son amoureux par delà un rêve sans fin.

Encore une séparation que je n’avais pas souhaitée, encore ce vide d’amour et ce manque d’un être cher.

Je fus donc conduit cette fois dans un centre d’accueil, étape obligatoire, sorte de salle d’attente pour les « adoptables » en quête d’une famille. Et là, mauvaise surprise : fini les belles histoires, fini les bisous, fini la douceur de vivre… Je devais apprendre à partager les quelques marques d’affection du personnel avec d’autres jeunes abandonnés comme moi. Les bons petits plats se résumaient à une cuisine équilibrée certes, mais tout à fait insipide. Pas de temps pour les câlins, pas de temps pour le bisou du soir. Dès lors, mes nuits étaient déchirées par d’étranges bruits, des gémissements qui me réveillaient en sursaut. J’essayais de contenir mon chagrin pour ne pas me faire remarquer et mes soupirs se joignaient immanquablement à ceux des autres.

Après des journées tristes et interminables, des semaines monotones ont fait place aux mois et aux années, rendant de plus en plus difficile une hypothétique adoption. Il fallait se rendre à l’évidence, plus on grandit, plus on fait peur aux éventuelles familles. J’avais appris à traîner mon vague à l’âme en silence et dans l’indifférence la plus complète. Je savais avec une grande facilité me rendre invisible aux yeux de ceux qui pourraient me chercher querelle. J’excellais dans l’art de disparaître : j’étais devenu complètement transparent.

Un dimanche matin pourtant, on vint me tirer de ma torpeur pour me présenter une jeune femme. Elle se prénommait Lili. Son prénom résonnait déjà comme une petite clochette que l’on agite pour accompagner un lever de soleil. Un soleil qui jouait déjà avec quelques mèches de cheveux roux qu’elle rejetait en arrière régulièrement dans un grand éclat de rire. Et ses yeux, est-ce que je vous ai parlé de ses yeux ? D’un vert émeraude, disposés harmonieusement en amande dans l’ovale de son visage constellé de petites tâches de rousseur, ils me regardaient avec intensité, moi, l’invisible ! Elle ne m’avait pas encore adressé la parole que j’étais déjà sous le charme.

Je fus évidemment ravi quand elle me proposa une balade avec elle. Nous marchions côte à côte et elle m’expliqua le but de sa visite. Je l’écoutais religieusement, sans l’interrompre un seul instant. Elle me proposait de me rendre visite régulièrement, chaque dimanche, pour faire connaissance dans un premier temps puis élaborer avec moi un plan d’étude : c’était une étudiante. Je l’écoutais avec attention, j’essayais de comprendre ses explications, son projet ; elle écrivait un mémoire sur l’adoption en centre d’accueil et son choix s’était porté sur moi.

Mon ego en avait pris un coup mais j’étais tout de même assez flatté d’avoir retenu son attention. J’avais bien compris que certains parmi l’équipe d’éducateurs avaient essayé de la dissuader. Ces années sans famille ne m’avaient-elles pas marqué à jamais ? Je n’avais pas eu trop à me plaindre de ma jeune vie : je n’avais jamais traîné mon âme en peine dans les rues à mendier de quoi nourrir mon ventre et mon cœur. Certes, je n’avais pas ce tempérament belliqueux qui valut à certains de sérieux problèmes, mais mon côté neurasthénique posait question. Quand bien même, elle avait jeté son dévolu sur moi et je n’étais pas près de m’en plaindre. L’humeur de mon calendrier était rythmée par cette journée et j’attendais les dimanches matins comme les jeunes enfants attendent le 25 décembre. Pour rien au monde, je n’aurais cédé ma place. C’est ainsi qu’au cours des trois mois qui suivirent, nous fîmes plus ample connaissance. Nous apprenions l’un de l’autre. Au départ choisi comme un sujet d’étude dans le cadre de son stage, je sentais bien que Lili commençait à s’attacher à moi. C’est au cours de nos promenades bucoliques qu’elle effectuait certains tests que nous pourrions qualifier de psychotechniques. En fait, ils se transformaient vite en jeux où nous nous mesurions comme de jeunes garnements incontrôlables. Quel bonheur de découvrir jour après jour sa personnalité. D’une grande douceur déterminée, elle était sagement excentrique. Tout en elle était ambigu : les couleurs de ses tenues extravagantes et ses cheveux retenus en tresse comme ceux d’Anna. Son langage quelquefois châtié dans ses propos engagés et la rigueur avec laquelle elle prenait des notes pour son mémoire. Quand sa bouche souriait, ses yeux portaient une légère mélancolie. Je m’appliquais alors plus que jamais à la satisfaire ; je ne voulais surtout pas la décevoir. 

Les dimanches qui ont suivi n’ont fait que renforcer cet attachement que nous nous portions mutuellement. Elle apportait maintenant un petit encas pour rester toute la journée avec moi. Quand le soleil était à son zénith nous profitions de ses rayons pour nous réchauffer, allongés dans les hautes herbes des champs qui n’avaient pas encore été fauchés. Elle fredonnait des chansons de sa voix douce et mélodieuse et je me prenais à rêver de partager encore plus de temps avec elle. Puis vint le jour où elle m’expliqua que ses examens de fin d’études approchaient à grands pas et qu’elle n’aurait jamais le temps de finaliser son projet : nous avions perdu trop de temps… Elle devait rester chez elle pour travailler ses dossiers.

Encore une séparation que je n’avais pas souhaitée, encore ce vide d’amour et ce manque d’un être cher. Alors mes dimanches longs et tristes reprirent leur lente litanie, me soufflant au creux de l’oreille de redevenir invisible. Mais là, le cœur n’y était plus, j’en avais perdu l’appétit.  Le moindre regard m’indisposait, la moindre réflexion me rendait agressif : mon cas interpellait la direction du centre. Mais jamais personne ne m’en tint rigueur, car jamais je ne franchis les limites. Je passais mes journées à trainer mon désespoir ; je restais couché, immobile, le regard complètement éteint. Les semaines passèrent tristement monochromes quand un après-midi je reconnus les pas de Lili dans l’allée.

Elle ne marchait pas, non, elle courait vers moi les bras tendus en poussant des cris de joie. Et c’est alors qu’elle m’annonça une grande nouvelle. Elle s’élança  et les mots se bousculaient dans sa bouche  tant elle voulait tout me dire et partager avec moi son bonheur. Elle avait réussi ses examens, elle partait rejoindre sa famille pour enfin exercer le métier dont elle rêvait depuis son enfance.

Elle rentrait chez elle, encore un départ… Je sentais mon cœur se déchirer, se briser. Non…, assez…, je ne l’écoutais plus, c’était insupportable !

Mais ? Mais ? Comment ? Avais-je bien compris ? Elle me proposait de la suivre, de partager sa vie. Elle en avait les moyens maintenant, elle était officiellement vétérinaire !!!

Je bondis littéralement de joie pour lui montrer ma reconnaissance et mon affection par de grands coups de langue.

Et oui, moi, Oliver, berger belge croisé, au pelage fauve, âgé de 7 ans, j’avais enfin une famille à moi à aimer. Si je n’étais qu’une partie de sa vie, désormais elle serait toute la mienne.

A cet instant, je sus que cette journée ne serait plus jamais comme les autres.

 

La consigne : La nouvelle doit obligatoirement débuter par l'incipit suivant : "A cet instant, je sus que cette journée ne serait plus jamais comme les autres." Avec comme conditions :  entre 3 et 5 pages dactylographiées - peu de personnages- le titre contient la chute, sans la dévoiler - aller à l'essentiel - choisir un ton et s'y tenir - la "chute" doit être inattendue...

 

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